Sport, adolescence et trouble du comportement alimentaire
Sophie Vust1, Anne-Emmanuelle Ambresin1
1 Division interdisciplinaire de santé des adolescents DISA, Département Médico-Chirurgical de Pédiatrie DMCP, CHUV, Lausanne, Suisse.
Abstract
Adolescence is triggered by puberty and corresponds to a time of great changes in many fields including biological, psychological, cognitive and social. Participation to a sport activity improves self-esteem, socialisation with peers and physical condition. Yet, it sometimes is associated with suffering, restrictive behaviours and eating disorders when performed at an intensive level. Intensive sport activity during adolescence should take into account young people’s developmental stages as well as their fundamental needs in order to promote a harmonious training. One way to promote such training is to train parents and medical health providers to recognise these specific developmental needs and take them into account. Specialists in sport medicine play a central role in orienting young sportive to interdisciplinary unit specialised in adolescent health and management of eating disorders among other topics.
Résumé
L’adolescence, déclenchée par la survenue de la puberté, est une période de grands changements tant sur le plan biologique que psychologique, cognitif et social. Si la participation à une activité sportive à l’adolescence améliore l’estime de soi, la socialisation avec les pairs et la condition physique, elle peut aussi parfois, lorsqu’elle est pratiquée à un haut niveau, être synonyme de souffrance, restriction et trouble alimentaire entre autres. De fait, la pratique d’un sport intensif à l’adolescence devrait tenir compte du stade de développement et des besoins fondamentaux de l’adolescent pour assurer un entraînement harmonieux au jeune sportif. Pour ce faire, une sensibilisation des parents et des médecins est essentielle afin de pouvoir accompagner le jeune sportif. Les médecins du sport jouent un rôle essentiel dans le repérage des situations à risques et ont un rôle central dans l’orientation de ces adolescents sportifs vers les unités spécialisées pour de tels troubles.
Introduction
Si les troubles des conduites alimentaires, qui constituent un enjeu de santé publique, commencent à être relativement bien appréhendés par les professionnels et par le public, il n’en va pas de même pour les troubles alimentaires parmi les sportifs – parmi les jeunes sportifs notamment – qui demeurent davantage confidentiels.
L’adolescence constitue la principale fenêtre de vulnérabilité pour l’apparition des troubles alimentaires. Dès lors, quand un adolescent pratique un sport de façon intensive, et a fortiori un sport dit à risque pour l’émergence d’un trouble alimentaire (gymnastique, patinage, danse, cyclisme, judo, …), la combinaison peut devenir lourde de risques!
L’anorexie athlétique (AA) [1] n’est pas un concept récent, mais l’application plus stricto senso du diagnostic de troubles alimentaires (anorexie, boulimie et troubles atypiques) à des jeunes sportifs évoque l’ambiguïté du statut de trouble du comportement alimentaire (TCA):
Le sport crée-t-il les conditions favorisant l’émergence du trouble alimentaire, ou le trouble alimentaire s’appuie-t-il sur les conditions favorables «offertes» par le sport de haut niveau?
Un consensus est clairement établi quant à l’étiologie multifactorielle des troubles alimentaires, avec un faisceau de facteurs de vulnérabilité et de fragilité, qui, associés chez un même individu, contribuent à l’émergence d’un trouble. Aucun facteur n’est ni spécifique ni suffisant à lui seul.
Quand le poids ou l’esthétique deviennent facteur de performance, la relation entre pratique sportive et trouble du comportement alimentaire se complexifie.
Sport et adolescence
L’adolescence, déclenchée par la survenue de la puberté, est une période de grands changements tant sur le plan biologique que psychologique, cognitif et social. Elle va être marquée par deux processus fondamentauxpour l’adolescent: 1) la découverte de son identité tant sexuelle que sociale et 2) l’autonomisation familiale et financière. C’est une période de grande opportunité mais également de grande vulnérabilité qui nécessite une guidance fine afin de permettre un développement optimal [2].
La littérature montre que la participation à une activité sportive à l’adolescence améliore l’estime de soi, la socialisation avec les pairs et la condition physique [3]. Cependant, une tendance croissante au sport de compétition à été observée ces dernières décennies avec, comme conséquences, une focalisation excessive sur l’entraînement intensif et de compétition à un âge précoce plutôt que le développement de compétences sportives au sens large. Parallèlement à ce phénomène, l’on constate l’émergence de blessures de fatigue et de burnout plus fréquents qu’auparavant chez les adolescents pratiquant un sport de compétition [4].
Sur le plan biologique, la période juste avant le pic de croissance entraîne une diminution momentanée de la densité osseuse ce qui met les athlètes adolescents à plus haut risque de fracture de fatigue ou de stress. Le pic de croissance est associé à une plus grande vulnérabilité osseuse avec une plus grande susceptibilité des apophyses et surfaces articulaire aux compressions et chocs liés au sport [5]. Le sommeil subit également des modifications physiologiques avec un pic d’excrétion de la mélatonine 2h plus tard en moyenne chez les adolescents que chez les enfants expliquant en partie leur tendance à se coucher plus tard et leur difficulté à se lever tôt. Ces modifications du sommeil sont associées à un risque augmenté d’accident en lien avec la diminution de la vigilance selon l’horaire des entraînements [6].
Sur le plan psychologique et social, l’adolescent va évoluer en parallèle aux remaniements importants de son cerveau [7]. Il va passer d’une pensée concrète à la capacité d’abstraction en fin d’adolescence et, sur le plan social, les pairs vont prendre de plus en plus d’importance ainsi que les relations amoureuses. Dans certains sports de compétition, le psychisme peut être soumis à rude épreuve. La pression est grande, les privations et restrictions (c.f. vignette) sont fréquentes et la focalisation sur la performance et la compétition est le seul moteur de l’entraînement. Ceci peut mener les adolescents sportifs à un burnout, syndrome de grande fatigue physique et émotionnelle engendrant une diminution de l’importance du sport et une baisse de l’accomplissement sportif avec pour conséquence souvent, l’arrêt de l’activité sportive. La deuxième grande raison d’arrêt de l’entraînement sportif intensif est l’intérêt augmenté de l’adolescent pour d’autres activités en particulier avec les pairs.
La pratique d’un sport intensif à l’adolescence devrait tenir compte du stade de développement pour assurer une évolution harmonieuse au jeune sportif. La société médicale américaine pour la médecine du sport (AMSSM) parle de l’importance du concept de «sport readiness» c’est-à-dire qu’un programme d’entraînement sportif ne devrait pas dépendre de l’âge mais du stade développemental, pubertaire et de croissance de l’adolescent. Il est essentiel de se baser sur les compétences motrices, cognitives et sociales de l’adolescent pour définir son degré d’aptitude à un entraînement intensif [5].
TCA et adolescence
Les troubles alimentaires et l’adolescence entretiennent des liens serrés.
D’une part, les troubles alimentaires (anorexie, boulimie et troubles atypiques) émergent principalement à l’adolescence. D’autre part, le corps est au centre tant des troubles alimentaires que du processus de l’adolescence. Ce dernier débute par la puberté physique qui est le déclencheur des processus adolescentaires.
Corps en changement, corps en mutation, corps à apprivoiser, corps qui échappe, … les témoignages des adolescents pris dans la tourmente de cette étape sont là pour nous rappeler quotidiennement cette difficile mue.
Sport TCA et adolescence
Le sport, où le corps – corps outil de performance, corps à modeler, corps à exercer, corps à oublier lorsque la douleur de l’effort devient trop grande, corps blessé parfois, … – constitue aussi un point nodal, ne vient que s’ajouter pour former avec le TCA, une triade potentiellement explosive, et rappeler que la prise de conscience de ces enjeux s’avère nécessaire lorsque l’on travaille avec des jeunes sportifs.
Le trouble alimentaire apparaît lorsque, conjugué à des facteurs de vulnérabilité, une impasse (conflit psychique ou en lien avec l’environnement notamment) apparaît, et s’offre alors au sujet la «possibilité» du trouble alimentaire comme solution à cette impasse, comme tentative de reprise du contrôle. «La sécurité que le sujet n’a pas, il la trouve dans l’effet de soulagement apporté par le comportement actif qui lui redonne une position d’agent de sa vie.» [8].
Mais cette tentative n’est qu’une illusion de maîtrise et très vite le sujet se retrouve enchaîné à sa conduite – ici, le trouble alimentaire – de par les caractéristiques propres du trouble alimentaire.
Le piège du trouble alimentaire se referme rapidement sur le jeune, puisque restrictions et perte de poids créent les conditions physiologiques favorables à l’apparition des fringales et des compulsions puis des manœuvres de compensation (vomissements souvent) instaurant des boucles de rétroaction où le physiologique se mêle au psychique pour enfermer le sujet dans ses conduites alimentaires troublées.
Le trouble alimentaire, au-delà de sa signification de base, a ceci de particulier qu’il se maintient et s’auto-renforce de lui-même, tant au niveau du rôle du comportement dans l’économie psychique que des effets de la dépendance physiologique [9].
Le sujet se retrouve piégé là où il pensait retrouver la liberté.
Il en va exactement de même pour le jeune sportif, soumis aux mêmes facteurs de risque et de vulnérabilité que tout autre jeune non-sportif. A quoi se surajoutent les risques liés au sport lui-même, notamment lorsque poids et esthétique corporelle sont un enjeu de réussite, ou qu’une plus grande minceur est recherchée dans le but d’augmenter la performance, ou encore que la compétition se fait en fonction de catégories de poids. Les entraîneurs sportifs portent aussi une partie de la responsabilité par rapport au risque de trouble alimentaire. En effet certaines pratiques telles que des remarques humiliantes répétitives liées au poids de l’athlète, de pratiques punitives en cas de prise de poids et de pression autour de l’alimentation pour contrôler le poids sont tous des éléments favorisant l’émergence d’un trouble alimentaire.
Vignette
Alice, 16 ans, consulte pour un trouble alimentaire atypique (sous forme de boulimies et de vomissements auto-induits) et une aménorrhée secondaire.
Elle paraît épuisée, déprimée, a-réactive et semble comme anesthésiée, avec un émoussement des affects, et une hésitation à s’exprimer que nous comprendrons par la suite.
Alice pratique un sport de haut niveau, et enchaîne sans broncher au début les 25 à 30h d’entraînement hebdomadaire couplées à l’école au village.
Sous la pression des entraîneurs, Alice, qui a toujours eu un poids stable jusque-là, perd quelques kilos, ce qui la ravit au début.
La pression à l’entraînement s’accentue, Alice décrit un entraînement rigoureux avec des brimades et les pressions à la restriction alimentaire constantes ainsi que des pesées quotidiennes en groupe.
Sous l’effet du stress, de la fatigue de ce rythme de vie (semaine surchargée, corps poussé à bout, école, pressions extrêmes des entraîneurs, fatigue), conjugués à la perte de poids et aux restrictions, apparaissent des compulsions suivies de vomissements, ce qui achève d’épuiser Alice tant physiquement que mentalement. Et lui fait reprendre bien davantage que les kilos perdus!
Le conditionnement et l’emprise sont tels qu’Alice gardera longtemps en elle ce qu’elle décrit comme les «voix» de ses entraîneurs. Tout comme elle gardera encore longtemps après avoir quitté son club de sport des séquelles physiques et psychiques (stress post-traumatique, trouble alimentaire, estime de soi effondrée, mauvaise image de son corps, …).
Discussion
Rien ne nous permet de dire qu’Alice aurait ou non développé un trouble alimentaire en-dehors du contexte spécifique qu’elle a vécu.
Elle accumulait néanmoins un certain nombre de facteurs de risque externe au sport, des facteurs de risque spécifiques au sport et le fait qu’elle pratiquait un sport centré sur l’esthétique qui en soi est un facteur de risque [10, 11].
Par ailleurs, le rôle des entraîneurs et le style de coaching comme facteur favorisant ou facteur protecteur tant de l’apparition d’un TCA que d’un burnout [10, 12] apparaît considérable et semble largement sous-estimé et peu pris en compte, notamment en terme de formation des entraîneurs.
Plus spécifiquement, les commentaires (positifs ou négatifs) des entraîneurs sur le corps des jeunes athlètes émergent comme facteur important favorisant ou non une distorsion de la perception de son corps [13], élément que l’on sait facteur de risque pour un TCA.
Alice a dû renoncer à pratiquer ce sport de haut niveau ainsi que les projets sportifs auxquelles elle aspirait depuis sa tendre enfance.
Est-ce une condition sine qua non pour guérir ou a contrario les conditions d’entraînement seraient-elles à modifier?
Prévention
Le rôle des entraîneurs apparaît donc essentiel pour la bonne évolution des jeunes athlètes, tant en terme de performance sportive qu’en terme de développement global dont on sait l’importance à cet âge de la vie.
Les former s’avère un consensus parmi les auteurs [14, 15], de même que tenir davantage compte des parents [16]. Une des pistes soutenue par la communauté scientifique sportive est de sensibiliser les coachs sportifs et les parents au concept de «sport readiness» décrit ci-dessus. Tenir compte des besoins développementaux des adolescents sportifs est également une piste de prévention prometteuse pour prévenir les blessures de fatigue, de stress et l’arrêt de l’entraînement en raison de l’insatisfaction et la frustration des adolescents par rapport à leurs besoins fondamentaux.
Songer à démystifier le lien poids-performance est également une urgence, selon Coelho [10], ceci revient à repenser le concept de performance sportive et de s’opposer à l’escalade constante des barèmes de performance.
Conclusion
A l’instar de ce que préconisent Coelho et al [10], professionnels et adolescents-athlètes ainsi que leurs parents doivent recevoir un accompagnement approprié. Les médecins du sport qui sont en première ligne jouent donc un rôle essentiel dans le repérage et l’investigation des troubles alimentaires chez les jeunes sportifs. Un suivi interdisciplinaire indépendant des clubs sportifs incluant entre autre des médecins spécialisés dans l’adolescence permet d’élargir la prise en charge de ces jeunes sportifs en ajoutant une évaluation développementale ainsi que la prise en charge de la famille du sportif. Etayer encore l’interdisciplinarité avec d’autres spécialistes de type psychologue et diététicienne devrait permettre d’offrir des soins adaptés aux problèmes spécifiques de cette population [17]. Proposer une approche globale de l’adolescent sportif est indispensable afin de prendre en charge précocement tant les lésions traumatiques ou pathologies médicales que les symptômes de fatigue, burnout, ou stress excessif.
Implications pratiques
- Responsabiliser les médecins du sport quant à leur rôle central dans le repérage des troubles alimentaires chez l’adolescent sportif
- Promouvoir une prise en charge indépendante (du club) interdisciplinaire des adolescents sportifs
- Tenir compte des aspects développementaux dans l’exigence du programme sportif
- Sensibiliser les parents et les entraîneurs sportifs aux besoins fondamentaux des adolescents
- Détecter les troubles des conduites alimentaires chez l’adolescent sportif
Adresse de correspondance
Sophie Vust, psychologue
Division interdisciplinaire de santé des adolescents DISA
Département Médico-Chirurgical de Pédiatrie DMCP
Av. de Beaumont 48
CHUV-1011 Lausanne, Suisse
Sophie.vust@chuv.ch. Tel: +41 21 314 3760
Références
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